Chapitre 44

 

Le grand soldat décocha un coup de pied à la vieille mendiante. En le voyant armer sa jambe, la femme avait tenté de s’écarter, mais ses réflexes n’étaient plus assez rapides. Elle serra les dents pour ravaler son humiliation et bloquer la douleur.

Si ses pouvoirs avaient été intacts, le gaillard aurait vu de quel bois elle se chauffait ! Un instant, elle envisagea de le rosser avec sa canne, mais considérant sa mission en cours, elle jugea plus prudent de n’en rien faire. Autant qu’elle en eût envie, ce n’était pas le moment de dispenser la justice.

Annalina Aldurren, Dame Abbesse à la retraite des Sœurs de la Lumière – et, à ce titre, femme la plus puissante de l’Ancien Monde pendant sept siècles –, fit tinter les trois pièces de cuivre qu’elle avait récoltées dans sa sébile et approcha des soldats réunis autour du feu de camp suivant.

Comme tous les autres, ces soudards lui accordèrent d’abord une certaine attention, au cas où elle aurait été une fille de joie en quête de clients. Bien entendu, leur intérêt se volatilisa dès qu’elle entra dans le cercle de lumière et les gratifia d’un grand sourire édenté.

Une habile illusion, réalisée en enduisant de suie quelques-unes de ses dents encore aussi blanches que de l’ivoire. Un « déguisement » très efficace, comme les haillons qu’elle avait enfilés sur sa robe, le fichu puant qui dissimulait ses cheveux – au cas où un « galant » n’aurait pas été découragé par son sourire écœurant – et la canne de marche sur laquelle elle s’appuyait. Ce dernier accessoire était à double tranchant : s’il donnait l’impression qu’elle était bossue, il lui valait d’abominables douleurs dans les reins.

En manque de compagnie féminine, deux soldats, jusque-là, lui avaient fait des avances malgré son allure volontairement peu engageante. Bien qu’ils aient été plutôt beaux, dans le genre barbare, Anna les avait très poliment éconduits. Comme ça n’avait pas suffi, elle avait dû recourir à des mesures plus radicales. Par bonheur, dans un camp de l’Ordre Impérial, découvrir des cadavres avec la gorge ouverte n’était pas rare, et personne n’en faisait une affaire. Les règlements de compte étaient légion, et il arrivait qu’on s’étripe pour une miche de pain.

Anna ne prenait jamais une vie d’un cœur léger. Mais connaissant la mission finale de ces soldats, et ce qu’ils lui auraient fait subir, elle avait surmonté sans trop de peine sa répugnance.

Comme tous les autres hommes réunis autour des feux pour manger en se racontant des histoires guerrières ou salaces, ceux-là ne s’étonnèrent pas de voir une mendiante circuler dans le camp. Après lui avoir jeté un vague regard ils se concentrèrent de nouveau sur le ragoût douteux et le pain dur comme du bois qui constituaient leur ordinaire, et qu’ils faisaient descendre à grand renfort de chopes de bière.

Quelques-uns émirent de vagues grognements pour inciter la vieille femme à aller tendre sa sébile ailleurs.

Une armée de cette taille était toujours accompagnée par une foule de civils Des centaines de marchands suivaient la troupe dans leurs chariots, toujours prêts à fournir aux soldats les services que l’Ordre Impérial ne jugeait pas utile d’assurer. Anna avait même vu un peintre occupé à immortaliser un groupe d’officiers au torse fièrement bombé. Désireux d’être payé, et de ne pas se faire briser les doigts par des clients mécontents, l’homme n’avait pas hésité à flatter outrageusement ses modèles, dont la musculature, la beauté et même l’intelligence – exprimée par leur regard – avaient été multipliées par deux ou trois.

Des vendeurs ambulants proposaient toutes sortes de délices, en particulier des fruits et des légumes « du pays ». Anna elle-même avait salivé devant ces souvenirs hautement comestibles de l’Ancien Monde. Quand un soldat n’appréciait pas le rata distribué par l’Ordre Impérial, il pouvait s’offrir un véritable festin, à condition d’avoir de quoi le payer.

Le marché des amulettes et des porte-bonheur en tout genre était tout aussi florissant.

Avec son déguisement, Anna pouvait se déplacer librement dans le camp. À part quelques coups de pied dans les fesses, elle ne risquait rien. Mais explorer un cantonnement de cette taille n’était pas une petite affaire. Depuis une semaine qu’elle s’attelait à la tâche, elle n’avait pas avancé beaucoup, et ses jambes lui faisaient un mal de chien. Quant à sa patience, une qualité qui n’avait jamais été son fort, elle commençait à s’épuiser sérieusement.

Depuis le début de ses recherches, le fruit de sa mendicité lui aurait permis de subsister. À condition, bien entendu, qu’elle se contentât de viande truffée d’asticots et de légumes pourris. Mais après avoir accepté gracieusement les « dons » des soldats, elle s’empressait de s’en débarrasser discrètement. Lui donner des détritus était naturellement un moyen – fort cruel – de se moquer d’elle. Cela dit, elle connaissait certains mendiants qui auraient dévoré de bon cœur ces immondices.

Chaque soir, quand il était trop tard pour continuer à chercher, Anna retournait dans le camp des civils. Là, sur ses propres fonds, elle s’achetait de quoi ne pas mourir de faim. Considérant la modicité de ses emplettes, tout le monde supposait qu’elle dépensait la « recette » de sa journée. Hélas, la Dame Abbesse n’était pas très douée pour tendre la main, et elle ne se voyait pas un grand avenir dans cette profession – car c’en était bien une, avec ses techniques et son savoir-faire spécifiques. Touchés par sa maladresse, des « collègues » plus aguerris avaient même tenté de lui donner des conseils.

Pour ne pas se trahir, Anna les écoutait avec une concentration parfaitement imitée. Certains de ces mendiants se faisaient de jolis revenus. Et pour arracher une pièce à des soudards de cet acabit, il fallait être rudement doué !

C’était souvent un destin cruel qui poussait les gens, contre leur volonté, à aller tendre la main dans les rues. Après des siècles passés à tenter de les aider, Anna savait que la majorité de ces épaves, malgré leur infortune, s’accrochaient âprement à la vie.

Dans le camp, elle ne se fiait à personne, et surtout pas aux mendiants, souvent plus dangereux que les soldats, qui avaient l’avantage d’ignorer l’hypocrisie. Quand ils ne voulaient pas de quelqu’un, ils n’hésitaient pas à jouer de la botte, voire à dégainer leur épée. Et lorsqu’ils en avaient après la vie d’une personne, cela se voyait au premier coup d’œil.

Les mendiants, eux, mentaient de la minute où ils se réveillaient à celle où ils se couchaient – après avoir adressé au Créateur une prière truffée de contrevérités.

Les menteurs figuraient en tête de la liste des créatures que la Dame Abbesse abominait. Et elle n’avait pas une plus haute opinion des crétins qui se laissaient régulièrement abuser par ces chacals.

Il pouvait arriver qu’une légère distorsion de la réalité s’impose au nom d’une noble cause. Mais mentir pour des raisons égoïstes revenait à faire le lit où viendrait tôt ou tard s’allonger le mal absolu.

Les victimes des menteurs, quand elles se laissaient prendre à répétition, ne valaient guère mieux que leurs « bourreaux ». La bêtise en plus, évidemment !

Cela dit, les menteurs en question, comme n’importe qui, étaient les enfants du Créateur, et il convenait, pour une Dame Abbesse, de leur accorder l’indulgence dont elle était censée faire preuve en toute occasion. Hélas, c’était plus fort qu’elle ! Anna ne pouvait pas souffrir cette engeance-là, et elle accepterait, dans l’autre monde, le châtiment qu’on lui réserverait à cause de ce péché.

La mendicité se révélant une activité prenante, Anna consacrait aussi peu de temps que possible à sa pratique, afin d’avancer plus vite dans ses recherches. Le camp étant chaque soir dressé d’une manière différente, et dans le plus grand désordre, appliquer une méthode rigoureuse se révélait impossible. Par bonheur, à cause de sa taille, et en dépit de sa désorganisation, la troupe s’arrêtait grosso modo à la même configuration – un peu comme une caravane de chariots qui s’immobilise le long d’une route pour camper.

Le matin, il fallait largement plus d’une heure après le départ de la tête de colonne pour que la queue se mette en mouvement. Le soir, le phénomène s’inversait, et les derniers hommes s’arrêtaient alors que les premiers avaient déjà avalé leur repas.

Anna s’étonnait de la direction suivie par cette armée, qui s’était formée aux alentours du port de Grafan, dans l’Ancien Monde. Après avoir filé tout droit vers le Nouveau Monde, les troupes avaient suivi la côte vers l’ouest, où la Dame Abbesse avait eu la surprise de les rencontrer.

Sans être une experte en stratégie, Anna trouvait bizarre le comportement de l’Ordre Impérial. Une attaque massive au nord eût semblé logique. Alors, pourquoi ce voyage vers l’ouest, une direction qui ne menait à aucune cible importante ? Connaissant Jagang, la Dame Abbesse savait qu’il ne faisait jamais rien sans une excellente raison. Si brutal, arrogant et cruel qu’il fût, l’empereur n’était pas un imbécile.

Et il savait faire montre de patience.

Les peuples de l’Ancien Monde n’avaient jamais formé une société homogène. Après quasiment un millénaire passé à les observer, Anna les aurait – charitablement – qualifiés de « divers », « turbulents » et « incontrôlables ». Jusqu’à ces derniers temps, elle n’avait jamais entendu parler de deux régions de l’Ancien Monde qui fussent parvenues à se mettre d’accord sur un minimum de choses.

En vingt ans, Jagang avait réussi l’impossible exploit d’unifier des peuples indisciplinés et égoïstes. Sa brutalité, sa corruption et son goût de l’injustice n’entrant pas en ligne de compte dans cette affaire-là, il fallait lui concéder ce mérite, si douteux fût-il. Et ce faisant, il avait levé une armée d’une puissance jamais vue dans l’histoire des deux mondes…

À l’inverse de leurs parents, attachés uniquement à leur minuscule bout de terre, les jeunes hommes qui composaient l’armée de l’Ordre Impérial servaient ce qu’il fallait bien appeler une « nation ». Ces soldats et ces officiers étaient pour la plupart des enfants quand Jagang avait pris le pouvoir. Élevés dans le culte de sa personnalité, ils avaient, comme tous les gamins du monde, assimilé l’enseignement de leurs aînés et adopté la morale et les valeurs qu’il véhiculait.

Les Sœurs de la Lumière, en revanche, n’avaient pas vocation à s’impliquer dans les affaires séculières. Au cours de sa vie, Anna avait vu naître et disparaître des dizaines de rois et de dirigeants de tout poil, parfois même démocratiquement élus. Protégés par un antique sort qui altérait le cours du temps, le Palais des Prophètes et ses occupants étaient un îlot de stabilité dans un monde en perpétuel changement. Et si les Sœurs travaillaient sans relâche à améliorer l’humanité, elles utilisaient la magie, pas le pouvoir politique…

N’étant pas née de la dernière pluie, la Dame Abbesse avait toujours gardé un œil sur les dirigeants séculiers, de peur qu’il leur prenne l’idée de se mêler de ce qui ne les regardait pas. En décidant d’éliminer la magie, Jagang avait violé toutes les règles non écrites, et Anna n’avait pas pu se réfugier dans son habituelle neutralité.

Et maintenant, l’Ordre s’enfonçait dans le Nouveau Monde pour détruire impitoyablement le pouvoir conféré à quelques personnes par le Créateur Lui-Même.

À chaque fois qu’il avalait un royaume, Jagang s’y installait pour préparer l’annexion du suivant. De son nouveau fief, il s’adressait à sa prochaine victime, et l’incitait à affaiblir ses propres défenses. Très au point, sa propagande consistait à corrompre les bonnes personnes en leur faisant miroiter une généreuse part du gâteau à venir. Ainsi, ces « taupes », qui affichaient le masque de la vertu et prêchaient apparemment pour la paix, minaient subtilement les défenses de leur propre pays.

Vidés de leur substance, certains royaumes déroulaient carrément un tapis rouge sur le chemin des troupes de Jagang. D’autres nations, leurs fondations minées par ces terribles « termites », tentaient quand même de résister, mais étaient submergées dès que l’Ordre Impérial augmentait sa pression.

Depuis qu’elle savait que l’armée de Jagang se dirigeait vers l’ouest, Anna, très inquiète, se demandait si l’empereur n’avait pas réussi un exploit quasiment impensable : envoyer des émissaires en mission secrète en leur faisant contourner par la mer la grande barrière, et ce des années avant que Richard eût détruit les Tours de la Perdition. Ce voyage était extraordinairement dangereux. Pour l’avoir fait en son temps, la Dame Abbesse savait de quoi elle parlait.

Jagang avait-il eu entre les mains des recueils de prophéties qui prédisaient la disparition de la grande barrière ? Ou des sorciers très doués l’en avaient-ils averti des décennies à l’avance ? Après tout, Nathan avait décrit cet avenir-là à Anna très longtemps avant la naissance de Richard.

S’il en était ainsi, Jagang ne s’était pas seulement mis en marche pour explorer, conquérir et exploiter. À voir comment il avait patiemment conquis l’Ancien Monde, il semblait évident qu’il n’était pas homme à s’engager sur un chemin qu’il n’avait pas d’abord déblayé, aplani et élargi.

Anna s’arrêta dans l’obscurité, entre deux groupes de soldats, et regarda autour d’elle. Si incroyable que cela paraisse, elle n’avait pas encore réussi à voir les tentes de l’empereur et de ses officiers supérieurs. Un problème d’autant plus gênant que les Sœurs de la Lumière étaient probablement gardées à proximité du pavillon de l’empereur.

Anna ne vit rien d’autre que des feux de camp et des soldats. Exaspérée, elle serra les poings pour ne pas crier de rage. Avec l’obscurité et la totale désorganisation du cantonnement, elle pouvait n’être pas loin des tentes et passer quand même à côté sans les repérer.

Et le pire, dans tout ça, restait de ne pas être en mesure de recourir à son pouvoir ! Avec lui, elle aurait pu espionner des conversations à distance et lancer de petits sorts qui se seraient chargés des recherches à sa place. Sans sa magie, elle avait l’impression d’être sourde et aveugle…

Comment pouvait-elle être si près des Sœurs de la Lumière et ne pas les sentir ?

Et il y avait pis que cela… Pour Anna, être privée de magie équivalait à avoir perdu l’amour du Créateur. Après une – très longue – vie passée à Le servir et à sentir en elle la présence de son Han, la source de sa magie, cette double absence était une torture. Par le passé, tout n’avait pas été rose, loin de là, mais s’ouvrir à son Han l’avait toujours aidée à surmonter les épreuves, si graves fussent-elles.

Pendant plus de neuf siècles, ce compagnon invisible ne l’avait jamais quittée. Depuis qu’il ne répondait plus à ses appels, elle avait plusieurs fois failli éclater en sanglots.

Tant qu’elle ne pensait pas à l’« amputation » qu’elle venait de subir, la Dame Abbesse ne se sentait pas vraiment différente. Dès qu’elle tentait de toucher sa « lumière intérieure », sa détresse devenait intolérable.

Aussi longtemps qu’elle ne cherchait pas à l’utiliser, elle aurait pu jurer que son Han était là, comme un ami sûr et solide qu’on voit toujours du coin de l’œil dans le tumulte d’une bataille. Mais dès qu’elle tentait de s’y appuyer, elle basculait en avant et plongeait dans un gouffre obscur terrifiant, comme si le sol venait de s’ouvrir sous ses pieds.

Sans son pouvoir, privée de l’amour du Créateur et de la protection du sort qui enveloppait le Palais des Prophètes, Annalina Aldurren redevenait une personne strictement comme les autres.

Non, en réalité, elle était moins que les autres ! Le plus minable mendiant valait presque autant qu’elle !

Une vieille femme, que l’âge frappait comme toutes ses semblables, et qui n’avait pas plus de force qu’elles !

L’expérience, les connaissances et la sagesse qu’elle avait accumulées au fil des siècles lui conféraient cependant un petit avantage sur une mortelle normale. Hélas, elle doutait que ce fût suffisant…

Tant que Zedd n’aurait pas banni les Carillons, elle serait pratiquement impuissante. Oui, tant que Zedd ne les aurait pas bannis… S’il réussissait un jour !

Anna s’engagea entre deux chariots et se retrouva coincée, car quelqu’un arrivait dans l’autre sens. Avec l’humilité que devait manifester tout mendiant conscient de son statut, même s’il abominait les gens normaux, la vieille dame s’excusa et recula pour dégager le passage au promeneur nocturne.

Au son de sa voix, il s’agissait plutôt d’une promeneuse. Et ce qu’elle lança eut le don de pétrifier Anna.

— Dame Abbesse ? C’est vraiment vous ?

Anna leva les yeux sur le visage stupéfait de la Sœur Georgia Cifaro, une femme qu’elle connaissait au bas mot depuis cinq cents ans.

Le souffle coupé, la pauvre Georgia ne trouvait plus ses mots. Anna tendit un bras et tapota la main de la Sœur, qui portait un seau rempli de bouillie de flocons d’avoine fumante.

— Sœur Georgia, le Créateur soit loué, je te retrouve enfin !

Georgia tendit son bras libre et toucha du bout des doigts le visage de la Dame Abbesse, comme si elle doutait de sa réalité.

— Vous êtes morte, gémit-elle. J’étais à vos funérailles, et j’ai vu votre cadavre brûler avec celui de Nathan. Pendant que vos âmes s’envolaient vers la Lumière, j’ai prié toute la nuit en compagnie des autres Sœurs et des apprentis sorciers…

— Tout le monde était là ? Et tu es restée jusqu’à l’aube, chère Georgia ? J’ai toujours su que tu étais une femme de qualité. Oui, implorer le Créateur de m’accueillir à ses côtés, et jusqu’au lever du soleil, voilà qui te ressemble bien ! Sache que je t’en suis très reconnaissante…

» Au détail près que ce n’était pas mon cadavre !

— Pourtant… Eh bien, je veux dire… Verna a été choisie pour vous remplacer, alors…

— Je sais, c’est même moi qui l’ai ordonné dans ma dernière lettre ! Et j’avais d’excellentes raisons pour ça ! Cela dit, je suis toujours vivante, comme tu le vois !

Georgia posa enfin son seau et se jeta dans les bras de la Dame Abbesse.

— Vivante ! Oui, vivante !

Sur ses mots, la Sœur éclata en sanglots comme une fillette.

Anna la calma rapidement en usant de toute son autorité – et en la secouant un peu, pour faire bonne mesure. Dans le camp de l’ennemi, faire une crise de nerfs était peu judicieux, et il n’était pas question que toutes les Sœurs de la Lumière soient condamnées parce que l’une d’elles perdait son sang-froid.

— Dame Abbesse, s’écria Georgia dès qu’elle fut remise, que vous est-il arrivé ? Vous empestez la bouse de vache, et vous ressemblez à une mendiante !

— Je n’ai pas voulu courir le risque d’exposer mon arrogante beauté devant ces soudards ! Qu’aurais-je fait, à mon âge, de centaines de demandes en mariage ?

Georgia ne put s’empêcher de sourire, mais ça ne dura pas, et elle recommença à sangloter.

— Dame Abbesse, ce sont des bêtes sauvages ! Du premier au dernier !

— Je sais, Georgia, je sais… (Anna prit le menton de la Sœur et la força à relever la tête.) Allons, tiens-toi bien droite, comme il sied à une Sœur de la Lumière ! Ce que subit le corps ne compte pas ! L’important, c’est ce qu’il advient de nos âmes éternelles. Ces bêtes, comme tu dis, ont pu souiller ta chair en ce monde, mais elles ne peuvent rien contre ton âme !

» Alors, comporte-toi dignement, comme une vraie Sœur de la Lumière.

Georgia sourit à travers ses larmes.

— Dame Abbesse, merci ! Pour me souvenir de ma vocation, il me fallait entendre des mots comme ceux-là. Parfois, il est si facile d’oublier sa mission…

Anna passa au sujet qui la préoccupait depuis une semaine.

— Où sont les autres Sœurs ?

— Par là, sur votre droite.

— Vous êtes toutes ensemble ?

— Non, Dame Abbesse. Certaines d’entre nous ont prêté allégeance à Celui Qui N’A Pas De Nom. Il y avait des Sœurs de l’Obscurité parmi nous…

— Je sais…

— Vraiment ? Jagang les garde ailleurs… Toutes les Sœurs de la Lumière sont ensemble, mais j’ignore où sont les… autres. Et d’ailleurs, je m’en fiche !

— Grâce en soit rendue au Créateur, souffla Anna. C’est ce que j’espérais, et Jagang a eu l’obligeance de séparer pour moi le bon grain de l’ivraie !

Georgia regarda nerveusement autour d’elle.

— Dame Abbesse, vous devez partir ! Sinon, vous vous ferez tuer ou capturer.

La Sœur tenta de pousser Anna, pour qu’elle s’en aille au plus vite.

La Dame Abbesse lui saisit le poignet et lui secoua le bras pour la forcer à l’écouter.

— Je suis venue sauver les Sœurs de la Lumière ! Grâce à un événement, eh bien… imprévu…, il va leur être possible de s’évader.

— On ne peut pas…

— Silence ! Et écoute-moi ! Les Carillons rôdent dans notre monde !

— C’est impossible !

— Tu crois ? Moi, je t’assure que c’est vrai ! Si tu doutes encore, dis-moi pour quelle raison tu as perdu ton pouvoir ?

Georgia ne répondit pas. Pas très loin de là, Anna entendit les rires gras de soudards qui devaient avoir entamé une partie de dés.

— Alors ? insista la Dame Abbesse. Pourquoi es-tu coupée de ton Han, d’après toi ?

— Nous n’avons pas le droit de le toucher, sauf quand Jagang nous l’ordonne. Il peut s’introduire dans nos esprits, Dame Abbesse. Et s’il découvre que nous lui avons désobéi, la punition nous enlève toute envie de recommencer.

» Jagang contrôle notre pouvoir. Et s’il est mécontent de ce que nous faisons, il nous torture tellement que… (Georgia éclata de nouveau en sanglots.) Dame Abbesse, c’est horrible !

Anna prit la Sœur dans ses bras.

— Allons, allons, c’est fini… Calme-toi, à présent. Tout va s’arranger. Bientôt, nous partirons toutes ensemble loin de ce monstre.

Georgia se dégagea violemment.

— Partir ? C’est impossible ! Celui qui marche dans les rêves contrôle nos esprits. À l’instant même, il nous espionne peut-être. Il en a la possibilité, vous savez ?

— Tu te trompes ! As-tu oublié les Carillons ? Notre magie a disparu, et la sienne aussi. Tu es libre désormais. Et les autres également !

Georgia voulut protester, mais Anna la tira sans douceur en avant.

— Conduis-moi aux autres Sœurs. Ne comprends-tu donc rien à ce que je dis ? Nous avons une chance, et il faut la saisir avant qu’il soit trop tard !

— Dame Abbesse, nous ne…

Anna prit entre le pouce et l’index l’anneau qui perçait la lèvre inférieure de la Sœur. .

— Tu veux rester l’esclave de cet ignoble salaud ? Continuer à lui offrir ton corps, et en faire profiter aussi ses sbires ? (Elle tira un peu sur l’anneau.) C’est ça que tu désires ?

— Non, Dame Abbesse, gémit Georgia.

— Alors, conduis-moi jusqu’à la tente où sont enfermées les Sœurs de la Lumière ! L’évasion est prévue pour ce soir.

— Dame Abbesse, je…

— En route, avant qu’on nous surprenne !

Georgia ramassa le seau de bouillie et avança. Anna la suivit et remarqua qu’elle regardait sans cesse derrière elle, comme si on les avait suivies. Marchant d’un bon pas, elles s’efforcèrent de toujours passer le plus loin possible des feux de camp.

Même ainsi, des soldats les remarquèrent et lancèrent sur leur passage des remarques salaces. Quelques-uns tentèrent d’attraper au vol la jupe de Georgia et éclatèrent de rire en la voyant se tortiller comme une anguille pour leur échapper.

Quand un des soudards parvint à saisir le poignet de la plus jeune des deux sœurs, Anna se campa devant lui et sourit de toutes ses dents. De surprise, l’homme lâcha sa proie.

— Vous allez nous faire tuer…, soupira Georgia quand elles furent assez loin de l’ignoble type.

— J’ai pensé que tu n’étais pas d’humeur à tenir compagnie à ce gaillard.

— Quand un soldat insiste, nous devons nous soumettre. Sinon, Jagang nous donne une petite… leçon.

— Je sais… Mais tout ça sera bientôt fini. Dépêche-toi, maintenant ! Si nous partons très vite, nous serons loin, demain matin, et Jagang ne saura pas ou nous chercher.

Georgia voulut encore argumenter, mais Anna la poussa en avant.

— Le Créateur m’en soit témoin, ma fille, en cinq cents ans, je ne t’avais jamais vu hésiter autant que ces dix dernières minutes. Maintenant, conduis-moi aux autres sœurs ! Sinon, je m’occuperai de toi, et les punitions de Jagang te sembleront de douces caresses !

L'Ame du feu - Tome 5
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